Le triangle muet – Extrait de Hors du bocal – 31 mars 2021

Le triangle muet.

Texte extrait de Hors du bocal, recueil de nouvelles sorti en 2008.

Les familles des élèves attendaient avec impatience le début de la cérémonie de la remise des prix qui avait traditionnellement lieu tous les ans à la fin de l’année scolaire. C’était le dernier grand rendez-vous avant les vacances d’été. Une estrade était dressée au centre de la cour de l’école. La remise des récompenses était toujours précédée d’un spectacle, longuement préparé et répété depuis plusieurs mois. Les parents et les amis avaient alors le plaisir d’y voir leurs chères progénitures dans des démonstrations de danse, de gymnastique et de musique. Cette année-là, je faisais partie d’un petit groupe et nous devions interpréter un chant accompagné de quelques instruments. Oh, rien de bien compliqué. Il y avait un chœur d’une vingtaine de chanteurs, agrémenté de quelques musiciens bien rudimentaires uniquement percussionnistes : un tambourins, une cymbale, un triangle. J’avais le grand honneur d’être l’un des solistes de cet ensemble et l’on m’avait confié … le triangle. Tout était parfaitement au point et nous devions frapper nos instruments respectifs à des moments bien précis, comme pour dialoguer avec les chanteurs et leur donner la réplique. Les petits coups de triangle, savamment orchestrés, devaient illustrer les gouttes de rosée qui scintillaient dans le soleil du matin. Une petite dame, qui venait du conservatoire, nous avait patiemment préparé à cet exercice qui ne nous posait plus aucun problème. C’était à la fois très beau, très simple et surtout magnifiquement enfantin et émouvant. Nous en avions tous la chair de poule et nous ne doutions pas que nos parent seraient fiers de nous et ressentiraient, eux aussi, de grands frissons.

Le maître de cérémonie, le directeur de l’école, nous appela sur scène et nous présenta. Le public attentif se calma pour nous laisser commencer notre exhibition.

Et les voix s’élevèrent alors dans la douce chaleur de cette fin de printemps. Et le tambourin répliquait. Et les voix reprenaient sous la conduite du chef. Et la cymbale de répondre. Et les voix s’envolaient à nouveau. Et moi, j’avais la main en l’air, tenant la petite tige métallique qui devait frapper le triangle. Et les voix se taisaient et m’attendaient, puis finalement reprenaient car j’avais toujours la main en l’air. Et les voix s’éteignaient à nouveau. Et moi, j’avais toujours la main en l’air, perdu dans je ne sais quelle pensée, absorbé à écouter ces chants si beaux. Les voix me laissaient à nouveau l’initiative mais ma main, tenant encore la petite tige en suspens, refusait toujours de heurter le triangle. On entendait le jour se lever, la nature se réveiller, la vie reprendre après une longue nuit de sommeil. Suivit alors une nouvelle pause dont personne ne comprenait le sens réel, les voix reprirent enfin et terminèrent le chant sur une magnifique note finale. Je n’avais toujours pas bougé, pétrifié d’émotion en écoutant ces chants qui résonnaient dans la profondeur de cette cour d’école. Bien sûr, ce fut un triomphe et tous, soit par favoritisme pour leur enfant, soit par mimétisme avec les voisins, applaudirent à tout rompre.

Je ne suis sûr de rien, mais il me semble que, sous le regard interrogateur et dépité de mes parents, j’ai dû descendre de l’estrade la main toujours en l’air, la petite tige métallique lançant des éclats dans la lumière du soleil printanier, tenant de l’autre main un triangle dont personne, ce jour-là, n’aura entendu le son cristallin. Contrairement à ce qui avait été prévu lors des répétitions, nous avions eu ce jour-là une matinée sans rosée.

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