Voici le texte d’une nouvelle que j’avais écrite en 2019 à l’invitation de la municipalité de Luxeuil-les-Bains et qui figure dans l’ouvrage Petites nouvelles luxoviennes disponible à l’Office du Tourisme de Luxeuil. Ce projet a pu être possible grâce à l’impulsion de l’Association Comtoise des Auteurs Indépendants dont je suis membre depuis 2017.
La douceur des eaux de Luxeuil de Michel BRIGNOT
La tiédeur de l’eau du bassin des Thermes de Luxeuil m’enveloppe délicatement. Depuis quelques semaines que je suis ici, mes douleurs articulaires se font plus rares. J’arrive à marcher maintenant presque normalement. Ma canne n’est plus qu’un accessoire qui sert cette élégance de Russe qui me colle à la peau. Seuls les escaliers me sont encore pénibles à gravir. Yvonne l’a bien compris. Elle m’autorise à faire chambre à part. Pendant qu’elle se retire à l’étage, j’ai investi une des chambres du rez-de-chaussée de notre pension. La pièce est confortable. Suffisamment grande pour que j’y reçoive des amies à ma guise. Ma femme n’est pas dupe. Elle connaît mon incurable penchant pour la gent féminine. Cette vieille manie que j’ai de convoler vers d’autres que mon épouse dont le caractère et les sautes d’humeur m’exaspèrent de plus en plus. Et si la douceur des eaux de Luxeuil finira sans doute par venir à bout de cette arthrite qui m’indispose depuis des années, il y a fort à parier que je resterai un incorrigible coureur de jupons jusqu’à mon dernier souffle. J’y vois là plus une qualité qu’un défaut. Ce travers m’a ouvert tellement d’autres horizons que celui de mon couple en perdition. J’ai longtemps pensé que mon mariage avec Yvonne me guérirait de mon précédent naufrage avec Charlotte. Mais je dois me rendre à l’évidence. Il n’en est rien. Mes épouses se succèdent et je risque de m’affadir. Sans ces escapades, mon âme se dessècherait. Ces virées me livrent leur lot de jolis moments. J’y ai amassé de quoi écrire au moins dix pièces de théâtre.
Alors que mon corps se repose dans l’onctuosité des eaux thermales luxoviennes, je laisse distraitement glisser mon regard sur le dallage de marbre rose qui entoure le bassin. L’heure est calme. L’atmosphère de la salle est celle d’une immense serre dont les curistes seraient les plantes. Autour de la piscine, quelques chaises longues sont installées. Parfaitement alignées. Une seule est occupée par une jeune femme. Je n’ose croire qu’elle souffre déjà de ces terribles rhumatismes qui m’incommodent depuis des années. Elle paraît si fragile. Elle est immobile, vêtue d’un de ces peignoirs blancs qui nous rend tous semblables. Je retiens mon souffle pour ne pas déranger ce charmant tableau. La lumière crue du jardin arrive à travers une haute fenêtre et vient envelopper la frêle silhouette d’un halo magique. J’hésite à bouger de peur que cette belle apparition ne disparaisse.
Respectant les conseils de mon médecin, je m’applique à battre les jambes dans l’eau pour remuer mes articulations. D’abord lentement. Puis de plus en plus vite, avec vigueur. Rebondissant contre les murs, le clapotis résonne dans l’immense pièce. La jeune femme, alors tirée de son sommeil par le doux chahut de ma gymnastique, se tourne vers moi. Elle est belle. Lorsqu’elle me voit, elle m’adresse un sourire timide qui éclaire le visage diaphane et triste d’une malade dans la fleur de l’âge. Cet étrange sourire lui coûte visiblement, légèrement voilé par une ombre de douleur qui passe furtivement dans son regard. Je continue mes exercices en la fixant maintenant de plus en plus intensément. Je ne parviens pas à décrocher mon regard du sien. Nous sommes seuls dans la pièce. Moi dans l’eau et elle allongée sur cette chaise qui lui tient lieu de civière. Elle me fixe obstinément de ses grands yeux noirs. Je décide alors de rompre le silence et de combler la distance qui nous sépare.
— Sacha, dis-je, en gravissant lentement les marches pour sortir du bassin.
— Mireille, me répond-elle, instantanément, d’une voix fluette.
Je ne me suis jamais senti aussi léger. J’ai les jambes d’un jeune homme. J’avance vers elle et m’installe à ses côtés. Elle me regarde. Mon cœur chavire. Chez les Guitry, on a toujours aimé la douceur des eaux de Luxeuil.